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Liberté d'expression vs bonne administration de la justice et protection des droits des prévenus

Chapo
Source : lexisnexis.fr
Texte

Dans cette décision, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rappelle à l’unanimité que la condamnation du directeur de la publication et d’un journaliste d’un hebdomadaire qui avait publié des actes de procédure, avant leur lecture en audience publique, ne constitue pas une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme - qui protège la liberté d’expression.

Pour les juges de Strasbourg, il importe peu que l’affaire en cours soit médiatique, l’intérêt des requérants et du public à communiquer et recevoir des informations au sujet d’une question d’intérêt général n’est pas de nature à l’emporter sur la protection des droits d’autrui et la bonne administration de la justice.

En l’espèce, un journal avait publié, à propos d’une affaire très médiatisée, de longs extraits de dépositions recueillies lors d’une enquête préliminaire. L’affaire, qui fut instruite en référé et au fond, donna lieu à la condamnation du journaliste, auteur de la publication, et du directeur de la publication sur le fondement de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881. La cour d’appel de Paris considéra notamment que les publications litigieuses portaient atteinte au droit à un procès équitable, aux droits de la défense et à la présomption d’innocence.

Le directeur de la publication et le journaliste saisirent la Cour européenne des droits de l’homme, qui confirme la solution des juges internes.

Pour justifier leur solution, les juges rappellent en préambule que l’ingérence en cause, à savoir l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, revêtait bien la prévisibilité requise. Cette solution est conforme à la jurisprudence antérieure (CEDH, 24 nov. 2005, n° 53886/00, Tourancheau et July c/ France : JCP G 2016 II 10076, note E. Derieux). Comme dans cette décision, la Cour indique ici que les deux auteurs, le directeur de publication et le journaliste étaient des professionnels avertis.

Les juges insistent ensuite longuement sur la notion de débat d’intérêt général. La Cour indique que les propos reprochés aux requérants, qui concernaient des personnes publiques et le fonctionnement du pouvoir judiciaire, s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général qui dépasse la curiosité d’un certain public sur un événement ou un procès anonyme. De l’avis de la Cour, la mise en balance des intérêts privés et de la bonne administration de la justice avec le moyen de l’intérêt général invoqué par les requérants aurait pu faire, de la part des juridictions internes, l’objet d’une motivation plus explicite.

Pour autant, la Cour considére que le fait que les juridictions nationales ne trouvent pas assez pertinent l’éclairage que pouvait apporter ces publications pour le débat public et l’intérêt du public relève de leur légitime marge d’appréciation.

La Cour en conclut que les motifs avancés par les juridictions nationales pour justifier la condamnation des requérants et l’ingérence dans leur droit à la liberté d’expression étaient pertinents et suffisants aux fins de l’article 10 de la Convention EDH.

Pour les juges, les condamnations répondaient bien à un besoin social assez impérieux pour primer l’intérêt public s’attachant à la liberté de la presse ; de telles condamnations ne sauraient passer pour disproportionnées au regard des buts légitimes poursuivis.

Bien que cette décision soit parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure (Cass. crim., 22 juin 1999, n° 98-84.197 : JurisData n° 1999-002795 ; Dr. pén. 2000, comm. 20, note M. Véron ; CEDH, 24 nov. 2005, n° 53886/00, Tourancheau et July c/ France : JCP G 2006, II, 10076, note E. Derieux), la solution de la CEDH appelle, par ses sous-entendus, plusieurs observations :

- même si la liberté d’expression ne l’emporte pas « par nature » sur la protection des droits d’autrui et la bonne administration de la justice, les juges internes peuvent le cas échéant faire prévaloir la première sur les secondes. Cette appréciation relève de leur propre marge d’appréciation ;

- la médiatisation de l’affaire constitue bien un élément d’appréciation. Mais, elle ne saurait à elle seule justifier la publication d’acte de procédure en cours. Encore, faut-il justifier d’un débat d’intérêt général.

La solution appelle aussi plusieurs interrogations :

- quid des poursuites du parquet ou de la condamnation des victimes de la révélation ? Les juges, doivent-ils prendre en compte de tels éléments pour justifier – a posteriori – l’existence d’un débat d’intérêt général ?

- quid du moment de la révélation ? Une révélation précoce au cours de la procédure peut-elle exclure – a posteriori – l’existence d’un débat d’intérêt général ?

Indépendamment de ces considérations, la solution de la Cour de Strasbourg mérite d’être développée tant l’équilibre avec le secret de l’instruction parait particulièrement délicat.

Sources : CEDH, 1er juin 2017, n° 68974/11, Giesbert et autres c. France