En l’espèce, alors qu’il se trouvait en mission à Kaboul (Afghanistan), un militaire sergent-chef, passager d’un véhicule conduit par son capitaine, a été grièvement blessé au cours d’une collision avec un camion civil afghan. Le capitaine avait été cité devant le tribunal correctionnel de Paris en tant que prévenu du chef de blessures involontaires aggravées. Le tribunal l’avait relaxé et, se prononçant sur l’action civile, en application de l’article 470-1 du code de procédure pénale, avait ordonné une expertise médicale et condamné l’agent judiciaire de l’État à payer des provisions aux parties civiles. L’agent judiciaire avait interjeté appel de cette décision et le préfet de Paris avait présenté un déclinatoire de compétence. La cour d’appel avait réformé le jugement en ce qu’il avait ordonné une expertise et accordé une provision à la victime au motif que la connaissance du litige ressortissait aux juridictions administratives puisqu’il s’agissait de réparer les conséquences de l’accident de service survenu dans l’accomplissement de sa mission par la partie civile.
Saisie d’un pourvoi formé à l’initiative des parties civiles, la Cour de cassation casse l’arrêt critiqué au visa de l’article 1er de la loi n° 57-1424 du 31 décembre 1957, après avoir rappelé dans un attendu de principe que, « selon ce texte, les tribunaux de l’ordre judiciaire sont seuls compétents pour statuer sur toute action en responsabilité tendant à la réparation des dommages de toute nature causés par un véhicule quelconque ». La solution interroge compte tenu des variations jurisprudentielles récentes.
Pour mémoire, la loi du 31 décembre 1957 a transféré aux juridictions judiciaires le contentieux des dommages de toute nature dès lors qu’ils étaient consécutifs à l’action d’un véhicule. La jurisprudence a initialement adopté une conception extensive de ce transfert de compétences, notamment par une lecture large de la notion de véhicule. Le Tribunal des conflits a ainsi considéré qu’était un véhicule au sens de la loi de 1957 une drague fluviale (T. confl., 14 nov. 1960, Cie des bateaux à vapeur du Nord, Lebon p. 871) ou un chasse-neige (T. confl., 20 nov. 1961, Dame Kouyoumdjian, Lebon p. 882). Dans des espèces voisines de la nôtre, la Cour de cassation s’est prononcée, par le passé, à plusieurs reprises en faveur de la compétence des juridictions judiciaires. Ainsi en a-t-il été pour la réparation des conséquences dommageables de l’accident de voiture dont avait été victime un militaire, passager, lors d’une mission en République Centrafricaine (Crim. 29 juin 1999, n° 98-81.407, D. 1999. 221 ). De même, la compétence judiciaire a été retenue s’agissant de la réparation des dommages subis par un fonctionnaire de police, passager en service d’un véhicule d’un agent de l’État (Civ. 2e, 13 févr. 1991, n° 89-15.600, D. 1991. 416 , note Y. Saint-Jours ).
Un arrêt rendu par le Tribunal des conflits, le 8 juin 2009, semblait cependant mettre un terme à de telles solutions dès lors que l’accident pouvait être qualifié d’accident de service. Dans cet arrêt, la juridiction administrative s’est vu attribuer la compétence de la réparation des conséquences dommageables d’un accident de service survenu à un agent communal titulaire blessé à l’occasion de l’exercice de ses fonctions par une benne à ordures (T. confl., 8 juin 2009, n°3697, au Lebon ; AJDA 2009. 1173 ; AJFP 2009. 264 , note J. Mekhantar ). Le Tribunal des conflits a fondé sa décision sur la distinction entre le régime de droit commun de l’indemnisation des accidents du travail et celui applicable aux fonctionnaires titulaires. Dans la présentation de cet arrêt, le recueil Lebon a noté que la Haute juridiction avait estimé que le litige relevait par nature de la compétence du juge administratif quand bien même le dommage avait été causé par l’action d’un véhicule.
La deuxième chambre civile s’était pliée à cette décision, dans un arrêt du 8 décembre 2011. Dans cette espèce, un agent public avait été blessé dans un accident de service alors qu’elle conduisait un véhicule de La Poste dont elle était agent public. Les juges du fond s’étaient déclarés compétents en application de la loi de 1957, mais la Cour de cassation avait censuré l’arrêt rendu en appel, au terme de l’attendu suivant : « le litige qui a trait à la réparation par une personne de droit public des conséquences dommageables de l’accident de service survenu à l’un de ses agents titulaires à l’occasion de l’exercice de ses fonctions n’entre pas dans le champ du régime de droit commun des accidents de travail institué par le code de la sécurité sociale et relève par suite de la compétence de la juridiction de l’ordre administratif, quel que soit le fondement sur lequel l’action a été intentée et ce, alors même que l’accident a été causé par un véhicule » (V. Civ. 2e, 8 déc. 2011, n° 10-24.907, Dalloz actualité, 20 déc. 2011, obs. M.-C. de Montecler ; D. 2012. 21 ; AJFP 2012. 103 ).
Tel est l’environnement jurisprudentiel dans lequel se situe la présente décision de la chambre criminelle, qui, par une position à rebours de l’évolution annoncée par le Tribunal des conflits, semble faire acte de résistance. En précisant dans son attendu final, et dans des termes généraux, que les tribunaux de l’ordre judiciaire sont compétents peu important que le véhicule ait été conduit par un militaire, que la victime soit elle-même agent de l’État et qu’ils aient tous deux été dans l’exercice de leurs fonctions dès lors que le préjudice découle de la seule action d’un véhicule, la chambre criminelle parait en effet exprimer une position en contradiction avec celle de la deuxième chambre civile (V. AJDA 2014. 1858, obs. M.-C. de Montecler).
Une explication pourrait néanmoins être avancée. En effet, dans les espèces qu’ont eu à connaitre le Tribunal des conflits comme la deuxième chambre civile, l’agent de la fonction publique était seul impliqué dans l’accident. Il s’agissait donc d’une action en réparation des conséquences de l’accident et non, à proprement parler, d’une action en responsabilité. Or l’article 1er de la loi de 1957 vise explicitement les actions en responsabilité et tel était le cas dans l’espèce qui a donné lieu à l’arrêt de la chambre criminelle. Cette tentative d’explication n’est néanmoins pas confortée par les termes de l’attendu qui insistent sur la compétence des juges judiciaires « pour la réparation des dommages causés par tout véhicule ». Pour autant, la solution de la chambre criminelle paraît parfaitement fondée. Il convient de relever, en effet, que la loi de 1957 ne distingue pas selon qu’il s’agit d’un accident de service, de trajet ou de travail pour attribuer compétence aux juridictions judiciaires. D’ailleurs, il est parfaitement acquis que son champ d’application est nettement plus large que celui de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985. L’objectif de cette disposition était d’assurer une égalité de traitement entre les victimes d’accidents de véhicule, la jurisprudence administrative étant apparue plus restrictive à l’égard des victimes. Ce constat perdure toujours. Certes, l’évolution jurisprudentielle a moins d’impact depuis l’abandon de la règle dite du « forfait de pension », selon laquelle les prestations statutaires en matière d’accident de service devaient couvrir l’intégralité de ce chef de préjudice (CE 4 juill. 2003, req. n° 211106, Moya-Caville, au Lebon avec les conclusions ; AJDA 2003. 1598 , chron. F. Donnat et D. Casas ; D. 2003. 1946 ; AJFP 2003. 22, et les obs. ; ibid. 25, étude S. Deliancourt ; RFDA 2003. 991, concl. D. Chauvaux ; ibid. 1001, note P. Bon ). Cependant, les divergences d’appréciation entre magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif existent toujours (V., not., S. Porchy-Simon, Plaidoyer pour une construction rationnelle du droit du dommage corporel, D. 2011. 2742 ).
La solution de la chambre criminelle, en attribuant au seul juge judiciaire la compétence pour connaître des accidents causés par un véhicule, contribue à assurer une égalité de traitement entre les victimes d’accidents causés par un véhicule. Reste que la portée de cette position, peu motivée, est pour l’heure bien incertaine.
par Lucile Priou-Alibert pour Dalloz actualités